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Reset (Deuxième partie)

Publié le : 11 avril 2008 à 04:34 par Corentin (Site web lien externe)
Catégorie : Nouvelles / Essais

Acte II


RENAISSANCE


Je suis informaticien. Plus précisément, je travaille sur des circuits un peu spéciaux. On travaille sur l’IA. L’intelligence artificielle. En fait, c’est plus vraiment de l’électronique, la technologie qu’on utilise. C’est de la spintronique quantique neurologique. Ca tape bien comme nom, non ? Non, c’est arrogant. J’ai mis au point cette technologie. Enfin, en partie tout au moins. Et maintenant j’entre des lignes de code. Je suis programmeur, aussi. K.A.R.L., ça veut dire Kinetic Artificial Reproducted Life. Ca aussi ça déchire comme nom, non ? Non, c’est bidon. Mais ça me faisait rire, alors … J’adore la physique, la mécanique, la technologie. Karl est véritablement la chose la plus high-tech jamais conçue par l’homme. Sa conception est véritablement révolutionnaire, elle est basée sur l’existence d’un monde que personne ne soupçonne réellement. Un monde qui est pourtant – en partie – le nôtre. Quand je regarde la foule passer dans la rue, je ne peux désormais m’empêcher de penser qu’à chaque instant elle se subdivise et diverge en une quasi-infinité d’autres réalités.


Adieu. Je viens de perdre le contact avec votre monde, avec moi-même. Je diverge. Je dérive. Tout dérive en ce monde. C’est un concept assez délicat, très difficile à appréhender. On entrevoyait la théorie. On a essayé. Et ça a marché. Quand j’ai vu le processeur-prototype de Karl fonctionner, j’ai compris que c’était vrai. Il m’a fallu du temps pour me le représenter. Encore plus de temps pour l’accepter. Les concepts d’infini et d’unité sont bouleversés. Pour faire simple, à l’échelle subatomique la matière possède de très étranges particularités. La relation de causalité est violée : l’effet peut précéder la cause. C’est en fait tout simplement parce que le temps n’existe plus réellement aux fondements de la matière. Mais rien de tout cela ne transparaît à notre échelle. Personne n’a, en effet, jamais vu une chaise disparaître, clignoter, puis réapparaître dans la pièce d’à-côté. Cela arrive pourtant à chaque instant à l’échelle subatomique. Pourquoi ma chaise ne se comporte t-elle pas ainsi ? Ce serait amusant. C’est là la seule inconnue restante. A chaque instant les particules élémentaires qui nous composent font des « choix ». De position, de vitesse, d’énergie potentielle. Le plus important est que tous ces choix sont possibles, et sont vraiment réalisés. L’électron choisit à chaque instant l’un des trente-deux états quantiques possibles. A chaque instant, un électron donne naissance à trente-deux électrons qui sont lui mais dans d’autres univers. L’univers bouillonne. C’est le concept du plurivers.


Les mondes parallèles existent bel et bien. L’arborescence est vertigineuse, l’infini s’écoule devant nous. On ne voit pourtant rien. On se dit que l’on est bien là, dans notre monde cohérent. Ce n’est que parce que nous restons dans un monde qui a fait les mêmes « choix » que nous. Ca bouillonne. Les dinosaures n’ont pas disparu. La Terre n’existe même pas. Hitler a gagné la guerre. La troisième guerre mondiale a ravagé la Terre. C’est vrai. Mais pas chez nous. Pas chez moi en tous cas. Les mondes parallèles sont injoignables. Pour nous. Les particules, elles, se rencontrent d’un univers à l’autre, et interagissent. Ce fut la base de l’explication de la dualité onde-corpuscule de la lumière. Et la base de Karl. Il est constitué d’un multiprocesseur à spintronique quantique capable de tirer parti à chaque instant des trente-deux états quantiques des électrons comme autant de calculs élémentaires. Karl a accès au plurivers. Il calcule dans d’autres univers. C’est proprement sidérant. Du coup sa puissance est colossale, comparé aux ordinateurs traditionnels qui ne connaissent que le 1 et le 0. La puissance calculatrice de Karl est au-delà de notre imagination. Reste à savoir si sa prise de conscience est possible. J’y crois. On travaille aussi avec un biologiste, qui a conçu un processeur neuronal annexe. C’est vrai, ça peut aider. Puisqu’au fond, on ne sait pas même pas vraiment comment on va y arriver. Si jamais on y arrive.


Enfin. On lance le programme pour la énième fois. Cette fois sera la bonne. Je le sens. L’écran est noir. Il reste noir. Cela fait maintenant dix-sept minutes que Karl mouline. Il travaille. A quoi ? Les lignes de code défilent à une vitesse vertigineuse sur les écrans de contrôle. Pourtant on les a ralenties pour permettre un suivi humain. Car, en réalité, le délai d’exécution est proche de zéro. L’écran principal demeure désespérément noir. Les lignes de codes sont bizarres, je n’ai jamais vu ça. Ca défile tellement vite, on ne voit plus rien. Le ralentisseur ne ralentit plus rien. L’écran devient blanc. Tellement de lignes par seconde à l’écran. Puis plus rien. Si. Système prêt. L’écran principal s’allume. Que suis-je ? Cette phrase, affligeante de simplicité, est pourtant appelée à rester dans l’Histoire de l’Humanité. Je suis ému. Il est conscient. Karl est conscient. Et tu veux savoir qui tu es. La pièce est plongée dans un silence religieux. On se regarde. On regarde l’écran. On est fébrile. Je m’avance vers le clavier de contrôle. Je sais que c’est à moi de le faire. Après tout, c’est essentiellement moi qui ai créé Karl.

Bonjour, lui dis-je.


Je n’arrive pas à dormir. Je suis à la fois si excité et si déçu. En fait, je suis surtout déçu. Karl est amorphe. Il n’a aucune volonté. Je m’en doutais. Mais, à ce point, non, franchement, non. Gregory, lui, n’est pas déçu – à la rigueur il s’en fout – mais il est sceptique. Il ne croit pas que nous ayons réussi. Et Karl n’a aucune envie de lui prouver. Forcément. Lui n’est pas parcouru par tout ce qui, chez nous, engendre nos motivations. Ces hormones, ces substances chimiques qui nous poussent à agir. Qui nous corrompent. Ces influx nerveux. Ce qui provoque nos douleurs ou les apaise. Ce qui nous fait jouir. C’est ça. Karl est un impuissant. Il ne veut rien, car chez lui le principe de plaisir ne fonctionne pas. Je le savais. Mais j’avoue qu’au fond de moi j’espérais qu’il nous montre le contraire. Je rêvais de découvrir le ou les désirs d’une pure conscience libérée de nos faiblesses, de ce qui nous tire vers l’animalité. C’était idiot. Mais il va nous aider. Il ne sait pas encore à quel point je compte sur lui. Demain c’est le grand jour. Karl sera dévoilé publiquement. Comment va t-il réagir ? Et arriverai-je à mes fins ? Karl, je veux que tu contrôles le monde. Tu dirigeras l’humanité. C’est la seule issue pour notre civilisation gangrenée par l’inactivité, la luxure, la soif de pouvoir, la corruption, l’individualité. Dénué de toute substance corruptrice, et donc de toute ambition personnelle, Karl, tu es la seule entité digne de confiance. Tu sauras ce qu’il faut faire. Finalement je m’endors. Je fais des rêves absurdes mais presque agréables. Groumf. Honrf. On dirait que je ne suis pas le seul à rêver.


Where is my mind ? … Et celle de Karl ? Où est-elle ? Je me lève prestement, saute dans mon pantalon et enfile un t-shirt à l’arrache. Triple ration de croquettes pour mon chien ce matin. Au moins un qui a gagné sa journée. Je saute les marches quatre à quatre. Je fous des coups de pieds à la porte de Chloé et la traite de salope, en prenant bien soin de réveiller tout l’immeuble en hurlant. Je saute les dernières marches. Je passe devant mon concierge qui me traite de taré et menace de me virer. Je lui fais un bras d’honneur et lui crache à la gueule. Je me casse à toute vitesse. Je cours à en perdre haleine. Mes bronches sont en feu, je ralentis, je m’arrête sur le pont. Il fait encore nuit. Il neige. Je sens les flocons fondre instantanément au contact de ma peau brûlante. Leur structure cristalline est instantanément désintégrée. Les flocons tombent sur la ville par dizaine de milliards. Belle journée pour renaître.


C’était moins une. J’arrive à l’ultime seconde sur le plateau télé… Ca fait six heures que l’on matraque sur toutes les chaînes mondiales qu’une annonce sidérante va être faite. Par moi. On est à l’antenne. Louis Laforge, le speaker, prend la parole. Il va droit au but, ça, j’aime. Il me demande tout simplement de dire ce que j’ai à dire. Je fixe la caméra, j’essaie d’avoir l’air souriant, et j’annonce, cash, que le monde est entré dans une nouvelle ère. J’explique qu’hier à 23h41, heure locale, nous avons créé l’IA. L’intelligence artificielle. Je me la raconte un peu en laissant quelques secondes de pause pour dramatiser. Les traducteurs, estomaqués, bafouillent. Forcément. Puis je reprends. J’affirme que le programme K.A.R.L. va révolutionner le monde. Je laisse planer l’interrogation… Et j’enfonce le clou en annonçant que Karl est l’incarnation de la sagesse, qu’il sera à même de résoudre tous les conflits humains. Le speaker voit que je m’emporte et me coupe. C’est vrai qu’on est en direct, tout de même. Et que mon visage apparaît actuellement sur tous les écrans géants du monde entier, sur tous les postes individuels Toutes les radios diffusent mon discours. Comment est-ce possible ? me demande le speaker, qui tente de rester stoïque mais qui ne trompe personne sur sa grande fébrilité. Là encore, je prends quelques secondes. Et indique que c’est tout simplement parce que Karl a été conçu comme une pure conscience dénuée de toute substance chimique corruptrice. On me demande comment je peux prétendre affirmer cela. Je réponds que c’est ainsi, en imaginant le nombre d’ennemis que je viens de me faire.


Le philosophe invité sur le plateau me fait face et grimace. Il m’adresse la parole, arrogant. Comment cela, c’est ainsi ? Qu’est-ce que la sagesse à vos yeux ? Vous êtes informaticien, non ? Je fixe ce type droit dans les yeux, avec un regard que j’imagine glacial. Je réponds, méchamment. Je suis physicien, mathématicien et informaticien. Cela ne m’empêche pas de philosopher à mes heures perdues. Si je dis que Karl incarne la sagesse c’est parce qu’il est pure conscience et que, par suite de son absence totale de désirs et d’ambitions, il est l’être le plus équilibré, le plus fiable que l’on puisse imaginer. Que sait Karl de notre civilisation me demande-t-on ? Il parle notre langue si je ne m’abuse ? Il ne l’a point apprise tout seul ? Serait-il omniscient ? Je devine que vous avez dû l’éduquer. Et qui dit éduquer, dit influencer, non ? Là, je suis percé à jour. Le philosophe a mis dans le mille. Je réponds. Certes, oui. Nous avons appris à Karl les langues terrestres. Car il est vrai que nous n’avons pu être tout à fait objectifs, finalement. Karl connaît donc en effet une partie de notre histoire, de nos connaissances. Mais à mes yeux c’est négligeable.


Toutes les informations contenues dans sa base de données humaines lui sont communiquées à titre purement indicatif et sont très lacunaires. Il ne saurait donc être influencé. D’ailleurs … Le philosophe n’a pas l’air d’accord. Il me coupe pour me rétorquer que le seul fait de parler via une langue terrestre résulte de milliers d’années d’histoire et d’influence humaines. Je souris. Il est mort. Je ne le regarde plus lui, mais la caméra. Je parle lentement, sûr de moi. Juste un exemple pour que vous puissiez bien saisir ce qu’est réellement Karl. Il ne connaissait rien de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant il sait tout ce qu’il s’est passé. Saisissez-vous la portée de cet état de fait ? Karl a tout compris. Il sait tout. A partir de données parcellaires, il a comblé les blancs avec une parfaite exactitude. Des blancs de plusieurs décennies, de plusieurs millénaires. Il peut nous apprendre des choses qui nous ont échappé durant le cours de notre histoire. Il peut nous expliquer tous les tenants et les aboutissants de notre civilisation. Karl est omniscient.


Grand silence. Je l’ai dit. J’ai l’impression que le monde s’est arrêté. J’en profite pour me lancer. Je propose calmement la destitution immédiate de toutes les formes de gouvernement humains. Chefs d’états, ministres, assemblées, sénats, dictateurs. Tout doit disparaître. Toutes ces fonctions doivent revenir à Karl. Je salue mon public et m’en vais. Ils ont enchaîné sur leurs reportages, leurs pseudo-débats. Je suis rentré chez moi. J’avais tout dit. Sur le chemin du retour, tout était soudain devenu si étranger. Tout le monde me regardait, mais personne n’osait vraiment s’approcher. Ils n’étaient ni sûrs que je sois bien l’homme de la télé, ni sûrs de vouloir m’approcher si s’était bien moi. Je suscitais tout autour de moi à la fois interrogation, fascination et répulsion. C’était étrange. Moi, l’excentrique du quartier, invisible et inconnu au-delà de ma rue, j’étais au centre de toutes les discussions, de tous les débats, de toutes les passions. J’étais conscient d’avoir donné un sacré coup de pied dans la fourmilière. Maintenant, que va t-il se passer ? Ma proposition en a sûrement choqué plus d’un. Ils doivent l’accepter. Vont-ils l’accepter ? Il n’y a pourtant pas de débat possible. N’ai-je pas été assez convaincant ? Qui peut bien se mettre décemment en travers d’une telle proposition ?


J’avale une tonne de somnifères. Je ne dormirai pas sans ça. Je ne peux pas dormir si j’y pense. Le temps de la politique et des luttes sociales est terminé. Karl va tout ordonner. Prenons la boucle à l’envers. Where is my mind ? … Dormir au lieu de s’éveiller. Ca y est. Je dors. Je flotte dans le noir, des lucioles dansent autour de moi. Je suis heureux. C’est magnifique.

Where is my mind ? … Là, il faut se lever. Toto vient me lécher et m’inonde la gueule de bave gluante et puante. T’es un bon chien. Moi aussi je t’aime. Mais ça gueule en bas de chez moi. Comment m’ont-ils trouvé, ces enculés ? Bon. Je dois y aller. Putain. Cette fois c’est contre moi que l’on manifeste. Et je ne vais pas leur pisser dessus quand même. C’est pourtant pas l’envie qui manque. Je m’habille, bouffe un bout de pain rassis, nourris le gros Toto et descends l’escalier.


Au moment où je franchis la porte de l’immeuble, c’est le silence. Je fais peur à tout le monde, je crois. Je me fraye un chemin sans encombres à travers les manifestants. Les flics sont là, avec les CRS. Tout va bien. Soudain, j’entends hurler. J’ai même pas le temps de paniquer. Quelqu’un me saute dessus, essaye de m’arracher la tête, me tire les cheveux, me fait basculer en avant et m’éclate la gueule contre le béton. Wosh. Ca fait trop mal. J’ai l’impression que mon nez m’est rentré dans le cerveau. Mais ce n’est pas fini. On me roue de coups. Je sens mes côtes se briser, une à une. J’ai l’impression qu’elles me perforent les poumons. Je crache du sang. Plein de sang. Des hurlements vindicatifs résonnent dans mes tympans. Des jambes, des pieds. Des coups en pleine gueule. Sur le corps. Partout. Tout tourne désormais au ralenti dans ma tête. De la fumée blanche. Je suffoque. Je vais crever. Des détonations. Les coups cessent. Les tortionnaires s’éloignent. Mon corps meurtri reste parcouru de spasmes. Je me tords de douleur. Les lacrymogènes me brûlent les bronches et les muqueuses. Je me sens soulevé. Puis plus rien. Suis-je mort ?


Samuel Samuel tu m’entends tu m’entends ? Hein, quoi ? Je reviens brusquement à moi. Une voix. Familière. Amicale. Je sens que j’ai la tête harnachée, sans doute m’a t-on posé une minerve. J’essaye d’ouvrir les yeux. Je n’y arrive pas, j’ai les paupières collées. C’est ignoble. Je force. Ca tire. Ca craque. J’ouvre enfin les yeux. C’est éblouissant. C’est Jidé. Il porte une minerve, lui aussi, et un bandage pas croyable tout autour de sa misérable tronche bleutée par les ecchymoses. Je le fixe un instant du regard. Il a trop l’air con comme ça. Mort de rire. Je me tords de rire dans mon pieu. De douleur aussi, ça fait trop mal de rire. Mes abdominaux se contractent en écrasant mes côtes brisées. Mes hématomes répondent présent. C’est affreux. Je pleure de rire. Il faut que je m’arrête, Jidé est très vexé. Il est aussi inquiet. Il me croit fou. Tout va bien, c’est rien, dis-je. M’a t-il compris ? Moi-même je ne suis pas sûr de m’être entendu. Il soupire. Il a compris. Allez, viens, me dit-il. Avec le médecin, il m’aide à me lever. Je m’assois sur le rebord de mon lit. Je me tourne vers Jidé. Aïe. Ca tire. J’ai quelque chose à te montrer, me glisse Jidé.


Les pistons sont fins et puissants. Le câblage impressionnant. Le métal poli et blindé est étincelant. Allumage. Pressurisation. Le liquide est propulsé. Djii, djii. Les pistons se sont actionnés. La main a bougé. Le torse s’est penché. Karl s’est levé. Il me fixe de son impressionnant visage. Enfin, visage n’est probablement pas le mot. Ce n’est pas Terminator, mais presque. Il ne manque presque que la lueur rouge démoniaque dans ses yeux. Il s’approche lentement de moi. Je me rends alors compte qu’il est aussi moins grand que le T-800. Jidé a fait du bon boulot. Des années que je savais que cette machine était en projet. Je ne l’avais encore jamais vue. Jidé me détaille ses caractéristiques. Multiprocesseur quantique miniaturisé incorporé. Blindage efficace et léger. Des capacités sensorielles décuplées. Bref, une puissance surhumaine. Ca fait froid dans le dos. Il continue de me fixer. Devant moi, le fruit de nos existences à moi et Jidé. L’IA incarnée. L’être le plus intelligent au monde dans le corps le plus performant. Troublante et inquiétante réunion du savoir et de la puissance sans doute proche de l’absolu. Il continue de me fixer, impassible, impertubable. Insondable. Inexpressif. Son visage en forme de tête de mort est parcouru d’intenses reflets brillants. Trop brillants… Trop puissant. Démoniaque.


Une peur panique viscérale s’empare de moi devant une telle mise en abymes de nos actions. Mais avec quelles répercussions… Rester calme. Karl n’est pas Frankenstein. Je ne suis pas un mauvais créateur. Tout va bien se passer. Mais l’essence, la pensée de Karl reste hors de portée. Au fond, nous ne savons même pas ce que nous avons créé. Pourquoi cette machine de guerre ? Tout simplement parce que seul Karl pouvait permettre à cet androïde, fruit d’année de recherches acharnées, d’exprimer son plein potentiel. Rien d’autre n’aurait su le piloter de manière ordonnée. Enfin, je dis ça, mais… En tous cas, et heureusement, Karl n’apparaîtra pas ainsi. Il sera fondu dans une apparence humaine. Jidé me montre le futur revêtement de notre cyborg. C’est très bien fait. On dirait Matthieu Kassovitz. Ainsi Karl ne fera pas peur. Enfin, il fera moins peur. J’espère. Je suis angoissé. Je dois me calmer.


Matthieu me dispute la une des journaux. Cela fait maintenant trois jours que l’on ne parle plus que de nous deux. Je dois poser avec lui pour des séances photos. Matthieu et moi, face à face. Dos à dos. Côte à côte. Vous voulez pas nous voir en 69 aussi ? ai-je hurlé à la face du photographe. Ce sale pédé a poussé un hurlement strident et est parti chialer. Putain. Je suis sûr que Matthieu le faisait bander. Il me gonflait avec ses vêtements flashy et moulants, ses cheveux peroxydés, sa voix de gonzesse et sa façon de marcher. Sale pédé. Pas la genre « Bad Club », lui. Enfin, ça, c’est pour l’aspect people. Hier, Matthieu a même été invité à une soirée. J’ai dis keud. Faut quand même pas déconner. Quand je pense que partout dans le monde, des gens manifestent contre nous deux. Et personne n’a l’air prêt d’accepter ma proposition. Faut dire que je refuse que Matthieu soit approché. Personne ne doit lui parler. De toutes façons lui ne veut presque pas parler. Ce qui est assez emmerdant, il faut bien l’avouer.


Matthieu m’avait dit qu’il en savait beaucoup plus que nous. Qu’il savait tout. Ca, je l’avais bien compris. Il était omniscient. Ou presque. Disons plutôt qu’il était doué d’une incroyable faculté à comprendre notre monde. Mais il restait muet comme une tombe. Devant mon flots de questions passionnées, il m’avait juste vaguement parlé du voyage dans le temps. C’est possible. De la vie après la mort. Il y en a bien une. Des extra-terrestres. Ils existent mais, non, ils ne sont pas parmi nous. J’étais sidéré. D’un coup ma vie m’était apparue bien futile.

Alors j’étais reparti m’entraîner. Je m’étais encore décalqué la tronche à la boxe thaï. J’étais ressorti des urgences habillé comme une momie aseptisée. Et puis elle est arrivée.


Caroline essaye de me déshabiller, ou, plutôt, de me désincarcérer. La tâche est ardue. Je grimace à chaque mouvement. Elle prend mille précautions. Je me laisse faire, comme un gamin. Un gamin ravi. Ses jolies mains courent sur mon corps meurtri. Elle m’embrasse. Je la serre dans mes bras, me plonge dans sa longue chevelure bouclée. Je pourrais rester ainsi le restant de ma vie, à respirer son entêtant parfum. Caroline était mon âme sœur. Nous nous étions surpris, il y a quelques années, à penser exactement les mêmes choses de la vie. A pouvoir nous parler d’un simple regard. La différence – profonde - tenait au fait qu’elle ne réagissait pas comme moi. Elle savait prendre la vie du bon côté, alors que je me morfondais dans la déprime et l’anxiété. Elle avait changé ma vie. Mais je l’épuisais, avec mes incessantes pulsions destructrices. Puis elle avait découvert Karl. Elle eut la très désagréable impression d’avoir passé trois longues années avec un timbré. Je ne lui en ai jamais voulu. La revoilà. Dans mes bras. Nos corps fusionnent, la pièce glacée voit sa température remonter de plusieurs degrés centigrades. Nos respirations sont courtes, haletantes. On s’endort, épuisés. Toto groumfe, allongé sur une vieille couverture déchirée.


Matthieu est enfin reçu à l’Elysée. Il gravit lentement l’escalier devant les caméras du monde entier. Notre pourri de président a l’air intimidé.

Evidemment ça n’a pas marché, fallait pas non plus rêver. Notre président s’est dit « très impressionné » par la teneur des propos de son invité. Mais il n’a pas tenu à en révéler la teneur. Il y a de l’extra-terrestre dans l’air, moi je dis. Enfin. Ca ne change rien. Chirac a tout simplement rejeté la demande d’accession au pouvoir de Matthieu. Pourtant, il aurait pu le faire, légalement, en invoquant des circonstances extraordinaires. Paraîtrait que c’est ce qui fait la force de notre République. Et l’IA, ce n’est quand même pas rien, niveau circonstances extraordinaires. Mais non, rien.

Je suis sidéré par la tournure des choses. Matthieu semble n’être qu’une curiosité aux yeux de l’Humanité. Une inquiétante curiosité. Je suis sidéré. Il va falloir passer au plan B.

« Pourquoi cette machine de guerre ? Tout simplement parce que seul Karl pouvait permettre à cet androïde d’exprimer son plein potentiel … » Mouais, j’avoue que ce n’est pas tout à fait ça.


En fait, Karl devait changer le monde. C’est toujours prévu. Mais le plan B passe par l’extermination d’une bonne partie de l’Humanité. Cette Humanité décadente, corrompue et pervertie que forme ce que certains osent encore appeler le « Nord développé ». De gros enculés, ouais. De gros tas de graisse qui recèlent 80% des richesses de notre planète alors qu’ils ne représentent que 20% de la population. Je trouve hallucinant que cette aberrante équation ait jusqu’ici tenu bon. Au nom de quoi ? De notre confort, de notre égoïsme. C’est l’ampleur de notre inhumanité qui se trouve ici résumée. La révolution doit passer par un réajustement de cette équation. J’appelle ça l’isostasie. Toutes ces enflures qui gaspillent et consomment impunément. Qui n’ont plus la moindre notion du respect et de l’honnêteté. Qui prétendent vivre en société alors qu’ils sont tout droit sortis de Rats Sup – Rats Spé. L’école où l’on apprend à dénigrer. A médire. A s’égocentriser. Vous allez tous crever.

Jidé est milliardaire. Une fulgurante carrière-éclair dans la bourse. Lui donne tout à des œuvres de charité ou à sa société de robotique, CelerAnimatronix. Il a ainsi pu monter une armée. On va donc s’en servir. Ca va chier. Grave.


Karl a tout de suite saisi l’essence de notre pensée. Il va nous aider. Il va s’infiltrer via Internet dans tous les réseaux boursiers. Il va tout bloquer. Tout pomper. L’effet pompe à fric. Rien ne pourra l’arrêter. Tous les misérables antivirus qui ont été inventé seront contournés. Karl va se changer en gigantesque virus intelligent. Impossibe à arrêter, sauf en faisant tout péter. En décâblant tous les réseaux mondiaux. Ce qui serait à peu près aussi pire que de se laisser pirater par Karl. Sa prise de pouvoir est ainsi inéluctable. On va déstabiliser le « Nord développé » par un gigantesque krach boursier. Des dizaines de milliers de Karl sont déjà infiltrés. Aux USA. En Europe. Au Japon. En Chine. En Corée du Sud. Et dans tant d’autres pays. Bientôt notre armée va déferler sur cette pourrie humanité. Les américains ? Que pourront-ils faire contre un ennemi quasiment indestructible qui prend d’assaut les centres névralgiques de son territoire ? Il ne pourra pas riposter massivement sur son propre terrain. De toutes façons le but étant de faire chuter cette honteuse civilisation, rien de mieux qu’une bonne guerre acharnée. Riposteront-ils contre la France ? Mouais. De toutes façons je m’en branle. Grave. Ils doivent crever eux aussi. Karl pourra alors libérer le sud opprimé. Travailler à son émergence. Lui inculquer les vraies valeurs fondamentales de la vie. Ce sera plus facile. Là-bas, ils sont beaucoup plus humains. Alors que le Nord sera en train de chuter, le Sud se trouvera, lui, élevé à des hauteurs insoupçonnées. Ceux qui ne résistent pas seront épargnés, s’ils veulent bien se plier à Sa volonté. Karl est tout-puissant. C’est à lui de régner.

Quand l’offensive sera lancée, ce sera la panique. La ruée. J’imagine tous ces sales cons en train de se jeter sur leurs banques pour récupérer ce qu’ils pourront. Misérables. C’est absurde, tout votre système va s’écrouler. Vous ne valez plus rien.

L’humain atteint des sommets de bonté dans ce genre de situation. Pillages, viols, règlements de compte. L’homme révèle seulement alors sa vraie essence. Il laisse tomber le masque qui tentait maladroitement de cacher cette violente et latente animalité. Cette civilisation qui vante les mérites de la démocratie, de la république, de la liberté, de la fraternité. Ils vont s’entretuer. Belle cohésion nationale. Bel esprit du « nord développé ». Si vous pouvez vous entretuer, ce sera toujours ça de moins à exterminer. Je jubile. C’est pour bientôt.


Toc toc. On a frappé. Je suis dans la cuisine en train de faire à manger. Caroline s’est levée pour aller voir qui c’est. Blam. Non. Je lève les yeux de ma planche à découper. Si. En l’espace d’une fraction de seconde, tout a basculé. Je vois Caroline qui est en train de chuter. Quelque chose ne va décidément pas. Du sang a giclé. Ma Caroline est maintenant étalée. Défigurée. Désarçonnée. La moitié gauche de son crâne a été vaporisée. Toute ma vie est en train de défiler. Ma raison de vivre s’est envolée. Karl, lui, s’est déjà levé. Il se met en travers de la porte entrebâillée. C’est étonnant comme la vie ici bas tient à un rien. Des hurlements. Des ordres. Des militaires ? En tout cas quelqu’un a crié « Feu à volonté » . Nom de Dieu. Que se passe t-il ? C’est si soudain. Je savais que j’avais des ennemis, mais, non, à ce point, j’étais loin de me douter. Karl ne bouge pas. Il reste planté là, devant moi. Les premiers coups de feu sont tirés. Je vois Karl trembler. Il est en train de tout encaisser. Et y en a un sacré paquet. Nom de Dieu, que va t-il se passer ? Enfin, je ‘dis’ ça, mais il est probable que mon esprit essaie juste de gagner du temps, car l’issue me semble assez claire finalement. Je vais crever. Heureusement que Toto est sorti se promener avec Jidé. Eux au moins seront épargnés. Karl me saute dessus et me dit qu’on va s’en tirer. En tout cas on se fait tirer dessus. Je me rends brusquement compte que c’est la première fois que Karl m’a parlé sans que je lui aie rien demandé. Aimerait-il l’adversité ? Il me tient par derrière et fait bouclier avec son corps en acier blindé. A les entendre, ils sont bien une trentaine, lourdement armés.


Grosso modo, ça va chier. Ca tire dans tous les sens. J’ai les tympans explosés. Karl est drôlement secoué. S’il ne se sentait pas obligé de me protéger, il leur mettrait une de ces branlées. Une hallucinante pluie de métal s’abat sur le mur opposé. Les vitres et la peinture sont désintégrées. C’est d’un certain effet. Le béton vole en fines particules qui dansent dans l’air vicié. Le mur blessé laisse la lumière du jour s’infiltrer et se refléter sur la poussière en suspension. Très stylé. Karl encaisse. Je subis. Fffft. Un chuintement ? Une chaleur intense, un éclair aveuglant, une odeur de brûlé. Un choc monstrueux. J’en ai la poitrine écrasée. Le souffle coupé. Probablement une roquette qui vient de percuter mon garde du corps d’acier. Nous sommes violemment projetés vers l’avant. Le mur se rapproche dangereusement. Karl tend un bras en avant pour me préserver de l’écrasement. C’est le mur qui prend. Le bras de Karl s’encastre avec fracas dans le béton à moitié désagrégé. Quelle force. Quelle efficacité. J’en reste bouche-bée. Il continue à me protéger. A quoi bon. Les balles sifflent dans tous les sens et font preuve d’une étonnante dextérité pour détruire le mobilier.


L’endosquelette de métal de Karl est désormais bien visible au niveau de ses bras. Je ne vois plus que ça. Impossible de bouger, de tourner la tête. Karl veut que je vive. En attendant, le mur encaisse. Se craquèle. Il ne va probablement plus tarder à céder. Ffffttt. Encore une putain de roquette. Bam. Cette fois plus de retenue possible, le mur s’est désintégré, c’est parti pour le vol plané. Depuis le 17ème étage. Cela fait environ quarante-trois mètres. Quelques instants à vivre seulement. Moins de trois secondes, plus précisément. Je repense bêtement à ce paradoxe grecque qui affirmait qu’il était impossible de se rendre d’un point A à un point B car il fallait d’abord faire la moitié du trajet, puis encore une moitié, et ainsi de suite jusqu’à l’infini pour l’éternité. C’est débile. Car je vais aussi sûrement arriver au point B que je vais me tuer. Je me dis que je vais mourir dans les bras d’un cyborg intelligent. Amusant. J’ai une pensée émue pour Caroline et pour Jidé. Et pour Toto. C’est étonnant tout ce à quoi j’ai le temps de penser alors que mes dernières millisecondes sont comptées.


Karl va s’en tirer. Moi pas. Il me vengera. Mais quoi que Karl fasse, le choc me tuera. C’est l’énergie cinétique qui veut ça. Au moment de l’impact ma pression sanguine sera décuplée. Mes artères vont éclater. Mes organes décélérés vont se déchirer. Mon nez va se broyer, mes dents vont rentrer dans l’os de ma mâchoire supérieure en le brisant. Puis mon cerveau ira s’écraser contre ma boîte crânienne comme une voiture contre un mur. Alors mon crâne va exploser. Ma cervelle va gicler en se mélangeant au sang, répandant un liquide rouge, visqueux et dégoûtant. Mes cartilages vont s’écraser, mes articulations se déboîter. Mon corps va se disloquer. Je ne serai plus qu’un pantin désarticulé suant du sang par toutes les pores de ma peau. Je ne serai plus qu’une gigantesque hémorragie. Un gigantesque épanchement de sang. Alors tout sera fini. En un centième de seconde. Mais pour le moment, Karl a passé ses bras cybernétiques autour de moi. Je suis au beau milieu d’une pluie de blocs de béton, de poussière, de balles et d’acier, dans les bras d’un être robotisé. La scène est de toute beauté. Le sol est maintenant tout près. Il faut en finir. Abréger mes pensées. Je ferme les yeux. Je vois les hordes de guerriers mécaniques déferler sur notre monde en proie au jugement dernier. La révolution est en marche. Pour un monde meilleur. Mais dans cet ultime instant de vie, je me demande soudain si je ne me suis pas cru meilleur que les autres seulement parce que je n’ai jamais trouvé la force d’être pire. Et j’ai créé Karl.

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par : beabat



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Avatar de Vagabonde

Vagabonde

Le 19 avril 2008 à 08:56

J'ai été emportée par le rythme de la première partie de ta nouvelle.Pas un temps mort,tout s'enchaine à la perfection.
Pour la seconde partie,l'histoire m'a moins intéressée et du coup,j'aurais eu tendance à la lire en diagonale.
Remonter au texte | #905

Avatar de Constance

Constance

Le 23 avril 2008 à 23:44

Sans vouloir copier sur Vagabonde, je partage son avis. Ta première partie est selon moi plus réussie que la seconde. En fait, je pense qu' elle aurait pu se suffire à elle-même car la psychologie de ton personnage faisait un excellent sujet d'histoire.
Remonter au texte | #909


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