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Personne ne sait que je t'aimais

Publié le : 16 décembre 2008 à 20:08 par ex-îlés (Site web lien externe)
Catégorie : Textes courts

J’étais naufragé à Hamden, une ville de l’État du Connecticut, lorsque Kharma est entrée, en catimini, dans ma vie. Originaire du Mali, elle était issue de la tribu des Malinkés, une ethnie de nobles d’Afrique de l’ouest. Elle connaissait une vie heureuse au milieu des siens jusqu’au jour où éclata la guerre de Noël, ce conflit qui opposa le Mali au Burkina Faso. Kharma avait cinq ans quand la tension de la guerre poussa son père à fuir le Mali. Il s’était réfugié avec sa famille au Ghana. S’installa ensuite au Togo. Immigra finalement aux États-unis. Il demeura dans un premier temps dans le « garden State » avec ses deux fils et sa fille Kharma, puis déménagea vers Connecticut.


Kharma et moi, nous nous sommes rencontrés au « Khalucci’s », un restaurant italien dressé au cœur de Hamden. Nous étions tous les deux commis de cuisine dans ce resto qui aspergeait « Country Hill Road » d’une multiplicité d’effluves de recettes italiennes sur un périmètre de plusieurs milles. Kharma et moi ne connaissions pas grand-chose à la cuisine italienne. On aurait dit que nous passions nos heures de travail à aiguiser nos appétits des mets italiens plutôt qu’à cuisiner. Nous faisions semblant d’aimer notre boulot et n’éprouvions aucune gêne à balancer ce faux-semblant au visage de nos patrons. Kharma me disait souvent, sur le ton de quelqu’un qui m’apprenait à bien assimiler une leçon de commodité, que nous vivions dans le cirque américain et qu’il fallait savoir jouer au clown. Elle me disait aussi que dans ce système d’économie capitaliste, on vous donne votre paye par une main, on vous la reprend par l’autre. Elle n’avait pas tout à fait tort. Alors, autant qu’il était possible de nous remplir le ventre sans débourser un sou, on en profitait. Bien sûr, cela nous évitait de dépenser le quart de notre maigre salaire dans les « fast-foods » des quartiers voisins. Nous faisions assez souvent le va-et-vient dans cette idée de société capitaliste. À chaque fois, nous nous retrouvions aux confins de nos terres respectives. Elle me parlait du Mali. Moi de mon île. Nous découvrîmes ensemble les similarités entre les deux pays, entre les gens, entre les deux cultures… Il nous semblait que nous sommes de la même serve, bien que nous soyons nés à vingt mille lieux marins l’un de l’autre. Elle me considérait comme un frère. Je la protégeais comme une sœur. Selon les circonstances on riait, on dansait, on causait ensemble. Je lui ai appris à parler ma langue. Elle m’a enseigné quelques mots des siennes : leydi, (terre) djemma, (nuit) yiité, (feu) asamaan, (ciel) mido i do ma (je t’aime)… les seuls que je suis capable de prononcer sans buter. Kharma elle, était si douée, si intelligente qu’elle bécotait le créole sans rougir. Elle pouvait être tempête dans ma langue ou douce-folie dans les siennes. On aurait cru qu’elle charriait dans son corps tout le climat de son continent. Les chaleurs torrides, les coups de vents ensablés, et les sèches saisons. Ou bien, on aurait dit qu’elle portait dans sa chair un cyclone tropical, une véritable force attrayante, qui de fait, entraîna dans son tourbillonnement plusieurs mâles d’origine antillaise.


En effet, deux ans après notre rencontre, elle s’était fait engrosser par l’un de mes compatriotes. À la naissance du bébé les médecins avaient découvert que l’enfant souffrait d’une insuffisance cardiaque. Ils s’étaient dépêchés de trouver un nouveau cœur à la fillette. L’opération a été effec-tuée sans bavure mais Kharla, c’est le nom de la petite fille, n’a jamais pu retrouver une vie normale et Kharma son sourire qui me charmait tant. Désormais Kharma est partie. Toutefois, il m’arrive souvent de m’adresser à elle, comme si elle était là, tout près, juste à côté, dans l’un de ses jeans qui lui moulait le corps. Comme en ce jour où elle est arrivée non pas avec la chaleur habituelle du Mali dans les yeux, mais avec le froid insupportable de l’hiver New-yorkais.

"Ton sourire et ta jovialité habituellement ensoleillés étaient enterrés sous la tempête qui tombait dans tes yeux. Il neigeait dans tes yeux. À ton regard glacé, je savais que quelque chose n’allait pas. J’étais inquiet. Je t’ai demande pourquoi tu étais si triste ? Tu t’es mis alors à me parler de ta fille malade et de tes douleurs. Tu me parlais de toutes ces péripéties que tu dois endurer, toute seule à chaque fois que ta fille se retrouve aux urgences de l’hôpital. Tu me disais que tu n’en peux plus. Il y avait beaucoup d’amertume dans ta voix. Tu parlais, moi j’écoutais. Je ne savais quoi dire. Je voulais te serrer très fort dans mes bras, si fort que je finirais par extraire de ton corps toutes tes douleurs.


Après que tu eus fini de parler, j’ai eu le sentiment que ta tristesse était devenue mienne.

Le lendemain tu n’es pas venue travailler. On m’a dit que ta fille était morte. Et que toi, impuissante devant son corps sans vie, tu as pris un couteau de cuisine puis tu t’es ouvert les veines. Des larmes chaudes coulèrent sous ma joue. Les gens qui m’ont vu pleurer croyaient que je pleurais la perte d’une amie.

Moi je t’aimais…"


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Lecteur de passage (Impression)

Le 21 décembre 2008 à 21:35

Boulversant.

J'ai aimé
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Agnès Chêne

Le 27 décembre 2008 à 13:37

"Les gens qui m'ont vu pleurer croyaient que je pleurais la perte d'une amie....": amitié/amour : la douleur face à la perte de l'être aimé(e) peut être aussi profonde en amitié qu'en amour, non?
C'est juste ce moment-là de ta nouvelle qui m'interpelle;
Ton texte est émouvant et j'ai aimé le lire
Merci
Remonter au texte | #1088


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